La maison n’a jamais été aussi intime… ni aussi exposée.
Refuge protecteur face aux inquiétudes du monde, elle devient pourtant scène de vie, décor social et fond d’écran permanent.
Entre besoin de se cacher et envie de se montrer, les Français composent désormais avec un véritable « double jeu » de leur intérieur.
C’est cette tension féconde que sont venus décrypter trois experts réunis sur le plateau de Studio M à EspritMeuble.
Animée par Jérôme Libeskind, cette table ronde a réuni Vincent Grégoire, directeur Insight & Consumer Trends chez NellyRodi, Christophe Gazel, directeur général de l’IPEA – Institut de la maison, et Vincent Heuraux, président de l’agence de design TAKE OFF. Ensemble, ils ont croisé regard sociologique, données de marché et réponses design pour éclairer les nouvelles attentes des Français envers leur habitat.
La maison-bunker… où l’on se lâche
Pour Vincent Grégoire, le décor est clair : les Français vivent dans un monde perçu comme anxiogène – insécurité, tensions climatiques, incertitudes économiques, montée des troubles de la santé mentale, notamment chez les plus jeunes. La maison est alors pensée comme un refuge, un espace « bunkerisé » où l’on se protège du dehors.
On se sécurise, on verrouille, on filtre : alarme, serrure connectée, matériaux plus sains, lutte contre les « toxiques » extérieurs. Mais une fois « à l’intérieur », le mouvement s’inverse : on se relâche, on se libère, on ose davantage. La maison devient un espace d’expression de soi, de ses goûts, de ses histoires, de ses collections.
Cette tension « vivre caché / vivre affiché » est moins consciente que ressentie, mais elle structure profondément les comportements. On verrouille l’accès… pour mieux déverrouiller ce que l’on est.
Recevoir autrement : famille de cœur et scénographie du quotidien
Les études menées par l’IPEA le confirment, souligne Christophe Gazel : les Français aiment de plus en plus recevoir, mais différemment. La maison reste un territoire très protégé – on y accueille une « meute » choisie, un cercle restreint. Moins la famille « de sang », davantage la famille de cœur : amis proches, voisins, communautés affinitaires.
Les formats de réception évoluent :
- apéros dînatoires, brunchs, slunchs, pool parties,
- repas plus informels, souvent centrés sur le « miam miam » et le « glouglou »,
- moments hybrides, entre partage, mise en scène et convivialité décontractée.
La dimension de mise en scène prend une importance croissante. Recevoir chez soi, c’est « raconter » quelque chose de soi : sa créativité, ses valeurs, sa manière de vivre. La maison devient un décor, mais aussi un message.
Transparence, vitrines et « extimité »
Dans ce contexte, Vincent Grégoire observe une montée de la transparence dans l’aménagement intérieur :
- façades de dressing vitrées,
- portes de meubles supprimées pour laisser voir la vaisselle, les objets, les trouvailles vintage,
- développement des vitrines, des colonnes éclairées, des caves à vin et réfrigérateurs vitrés.
C’est le triomphe de ce qu’il appelle « l’extimité » : rendre visible une part de son intimité. On ne montre pas tout, mais on choisit ce qui sera vu, photographié, partagé. Les collections – de sneakers, de vins, d’objets chinés, de livres, de figurines – constituent des marqueurs identitaires forts, que l’on aime exposer.
Pour Christophe Gazel, cette tendance est déjà très lisible dans les ventes : le retour des meubles vitrines, bien éclairés, est net. Dès que l’affect et la passion entrent en jeu, le prix devient moins bloquant et le panier moyen augmente. La vitrine n’est plus ringarde : elle redevient un espace de fierté assumée.
Pièce à vivre : la cuisine-salon, cœur du nouveau scénario
Les mutations des espaces amplifient ces usages. Les données de l’IPEA le montrent : près d’un Français sur deux souhaite désormais un îlot central dans sa cuisine. La cuisine ouverte est devenue la norme, et rares sont ceux qui voudraient revenir en arrière.
- La pièce à vivre cumule désormais :
- fonctions de préparation culinaire,
- espace de réception,
- zone de travail,
- lieu de jeux, de devoirs, de divertissement.
Dans le même temps, les logements se réduisent en superficie. Une partie du rangement a glissé du salon vers la cuisine. Les murs disponibles pour le « meuble meublant » se raréfient. Et l’extérieur – terrasse, jardin, cuisine d’été, salon outdoor – s’affirme comme « cinquième pièce » dès que c’est possible.
Le meuble en retard sur les modes de vie ?
Pour Vincent Heuraux, cet environnement en mouvement impose une remise à plat des typologies de mobilier. Le trépied classique canapé / table basse / meuble de rangement ne correspond plus totalement aux usages réels.
Quelques constats forts :
- le canapé occupe une place centrale, mais reste pensé de manière assez conventionnelle,
- la table basse est devenue gênante pour de nombreux usages (jeux, sport, écrans), au point que 30 % des foyers l’ont tout simplement supprimée à la sortie du Covid, rappelle Christophe Gazel,
- les rangements bas saturent l’espace au sol, alors que la verticalité est sous-exploitée.
Le designer plaide pour :
- une nouvelle génération de canapés, plus modulables, pensés en écosystème avec tables, appuis, dessertes intégrées,
- un travail sur la verticalité (meubles hauts, modules suspendus, éléments aériens) permettant de libérer le sol tout en répondant au besoin de ranger et d’exposer,
- des réponses plus fines à la polyvalence des espaces, sans tomber dans des systèmes trop complexes ou trop coûteux.
Reste une contrainte majeure : le temps long nécessaire à l’installation d’un nouveau produit… à l’heure où certaines enseignes retirent une nouveauté si elle ne performe pas en un mois. Une logique court-termiste qui freine l’innovation, alerte Christophe Gazel, alors même que les comportements d’habitat ont profondément changé.
Réseaux sociaux, frustration et quête de valeur
Autre moteur puissant de ce « double jeu » : les réseaux sociaux. Les intérieurs ultra-stylisés visibles sur Instagram, Pinterest ou TikTok inspirent, mais créent aussi une forme de frustration.
Les consommateurs, y compris les publics modestes, arrivent désormais chez les cuisinistes avec des moodboards Pinterest sur leur smartphone. Les codes esthétiques circulent très vite, mais le budget ne suit pas toujours. Quand l’offre ne répond pas aux attentes, beaucoup se replient vers des achats à très bas prix sur les marketplaces, quitte à sacrifier la qualité.
Pour la filière, l’enjeu est donc clair :
- accompagner le client pour éviter qu’il ne se « désimplique budgétairement »,
- proposer des solutions créatives, évolutives et accessibles,
- recréer de la valeur perçue au-delà du seul critère prix.
Bâtir la maison de demain : une responsabilité collective
La maison, refuge et vitrine, impose à la filière meuble une vraie montée en complexité : intégrer les nouveaux usages, le besoin de sécurité, l’envie de se montrer, la pression économique et l’impact des réseaux sociaux.
Pour Vincent Grégoire, Christophe Gazel et Vincent Heuraux, la réponse ne peut être que collective :
- industriels, distributeurs, designers et marques doivent accepter de prendre des risques,
- la filière doit se donner le temps d’installer de nouvelles typologies,
- les points de vente ont un rôle clé à jouer pour mettre en scène ces nouveaux usages, inspirer, rassurer et accompagner.
La bonne nouvelle : le désir de maison est intact, voire renforcé. Aux professionnels de transformer ce désir en solutions concrètes, désirables et durables – pour permettre aux Français de vivre cachés… tout en assumant de plus en plus ce qu’ils ont envie d’afficher.
EspritMeubleVisionner la table ronde ici :
Vivre caché, vivre affiché : le double jeu de la maison